DECONSTRUIRE LA "TRAGEDIE DES COMMUNS DANS LE SAHEL"

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Grandes Lignes & Messages Clés

Pourquoi déconstruire la "tragédie des communs dans le Sahel" ?
(résumé introductif non technique)
Sams Dine Sy, 07/06/2021

Plutôt que d’alterner attaques brutales par déni de souveraineté (phlashing) et déclarations empathiques réduisant des populations au statut de peuples autochtones à protéger et - ne serait-ce que pour être audible sans entretenir la confusion - trois suggestions au titre de droit de réponse.
 
S’extirper de la théorie démo-ressourciste plus que jamais mobilisée au nom de la « Tragédie des Communs » au point de figurer parmi les premières applications de la méthodologie de la dynamique des systèmes élaborée au cours des années 70 par J. Forrester et son équipe au sein du Massachusetts Institute of Technology Center for Policy Alternatives (MIT/CPA).
 
Prendre du recul par rapport au clash des modèles qui remonte à un demi-siècle ; le Sahel y vole au secours du MIT à cours de munitions qui l’enveloppe dans un « Oracle Electronique » pour défendre les Limites de la Croissance (World III ; 1972) et World Dynamics (World I ; 1973) ; et s’apprête à devenir la cible dans un scénario - parmi d’autres - de verdissement et de production de nourriture pour l’humanité, (Globaïa & NOAA National Climatic Data Center ; British journal New Scientist).
 
S’affranchir du dispositif de la contre-valeur à l'Aide Marshall, au terme duquel les Alliés ont cédé en échange les ressources de leurs ex-colonies. Le défi est de taille : toutes les tentatives passées ont échoué car le processus et les caractéristiques cycliques de ce célèbre Cadre à Volets Multiples (J.W. Kingdon ; 1984) restent à éclaircir. Le Plan Marshall piège toujours les alliés bénéficiaires qui essayent malgré tout d’y échapper en s’appropriant l’Oracle Electronique à travers des métaphores, concepts caméléon et autres procédés rustiques ; le même piège enferme dans le statut d’actants ou de supplétifs tous ceux qui en réclament un sans disposer d’ex-colonies riches en ressources.

Tout un programme à s’approprier pour s’inviter sereinement à causer de l’Afrique sous l’arbre à palabre. Ces suggestions s'adressent évidement à tous ceux et celles qui entretiennent des liens avec cet espace en Afrique et dans le reste du monde.
 
La situation du Sahel atteint son moment paroxystique depuis que deux espèces invasives s’y côtoient, impulsent une dynamique adaptive pour systèmes multi-prédateurs-proies, sous l’œil agacé tant des états et des institutions qu’il traverse que des puissances moyennes ou grandes qui y disposent d’intérêts stratégiques. La frontière entre ces espèces devient fluide alors que l’effort de spécification et de conceptualisation est de plus en plus laborieux et que les attaques démo-ressoursistes s’intensifientt.
 
Quelques pistes tirées d’un e-manuscrit (en cours) résumées dans cette première section permettent d’approfondir ou d’élargir un sujet encore confidentiel pour ne pas dire escamoté.
 
Le Sahel - espace allant de l’Atlantique à la Mer Rouge - a été le théâtre de la plus grande épopée que l’esclavage, la traite négrière et la colonisation relient dans une trilogie unique dans l’histoire de l’humanité. Le dernier épisode qui permet d’achever la construction en une tétralogie - à mi-chemin entre tradition hellénique et mythologie nordique - s’écrit dans les années 70 quand les scientifiques-prophètes, toujours effrayés par la tyrannie du nombre qui peut en surgir se nourrissent de la « Tragédie des Communs dans le Sahel, (TCS) », un Oracle Electronique sorti de la bouche de Dynamo et qui porte sa voix à l’horizon du XXIe siècle à cause du MIT/CPA.
 
L’exercice se fonde sur un demi-siècle de sécheresse pour décrire une situation dans laquelle « les gens étaient affamés, le bétail était affamé, et le Sahel se désertifiait ». Selon l’Oracle, le Sahel s’achemine à partir de la décennie 70 vers un demi-siècle de désastres aggravés par l’approche traditionnelle de l’aide extérieure à l’origine du problème de surpopulation et de surexploitation des ressources ; puis évoque une trajectoire à l’horizon d’un demi-siècle au cours de laquelle, une fois toute intervention extérieure retirée, la maladie, la sécheresse, la famine et la guerre stabilise le système, accélère le désastre écologique et la réduction brutale de la population, voire son extinction. A l’issue de cette désintégration, la reconstruction sélective s’opère pendant tout le XXIe grâce à un soutien externe bienveillant et massif au nom de considérations éthiques et pratiques.
 
La décision de réaliser l’exercice remonte au mois de juin 1973. Au cours d’une réunion convoquée par les Nations-Unies sur la situation du Sahel, l’Etat Fédéral propose de fournir la méthodologie globale pour la résolution de ce problème complexe et confie au MIT le soin d’apporter la réponse avant septembre 1974. Cependant le court délai et l’absence de coordination dans le pilotage de l’étude entachent la rigueur de la démarche, davantage influencée par les controverses déclenchées avec la publication quasi-simultanée des « Limites de la Croissance » et de « World Dynamics ». Ces deux exercices déclenchent une émotion mondiale et le clash des modèles. Hasard ou calcul, l’exercice TCS est vite détourné de son objet initial pour conforter les résultats des simulations conduisant à l’effondrement de l’économie mondiale sous l’effet cumulé des limites sur les ressources, de la surpopulation et de la pollution.
 
La violence du clash des modèles requiert de nouvelles munitions. C’est ainsi que la TCS vole au secours du MIT qui le fait voyager dans « Interfutures » pour atterrir à l’OCDE dans le projet du même nom chargé de tout recycler en Dialogue Nord-Sud. Pendant ce temps l’équipe du projet élabore un nouveau système narratif révisé à 5 reprises entre 1976 et 1989 car susceptible de « heurter certaines sensibilités sahéliennes » et invite le Sahel dans un Club (1976) à coup d’études prospectives à n’en plus finir. Ces dernières se succèdent avec une vingtaine d’exercices en moins d’un demi-siècle, battant le record mondial. Un autre record est battu quand le Sahel subit l’invasion de tant de concepts caméléon : Sahelistan, Africanistan, Libyastan auxquels ne manquent que Malistan si ce n’était déjà une ville à Ghazni en Afghanistan. Paradoxalement tous ces exercices et travaux qui s’accumulent depuis ne font jamais référence ne serait-ce que bibliographique à l’Oracle électronique du MIT.
 
Que reste-il de ce moment sahélien après un demi-siècle ? Tout au plus un catalogue de modèles et d’études reposant sur des hypothèses infirmées par les méga-tendances multi séculaires. La dynamique géoclimatique de cet espace ne se laisse pas capturer par le premier modèle électronique venu et sa complexité non réductible aux trois paramètres que sont la population, les ressources et le pâturage. Le Sahel est toujours aussi humain que vivant et comme d’autres, aussi exposé à l’asséchement qu’au verdissement. Il ne pouvait en être autrement pour un espace aux contours aussi flous et qui n’en est pas moins emblématique de l’intégration positive du fait de l’absence d’obstacles naturelles à la circulation des personnes.
 
Sans la transformation d’un pâturage en paysage stratégique, le destin des populations sahéliennes et leur mode de vie n’auraient pas suscité l’intérêt de tant de scientifiques-prophètes particulièrement hors USA. En revanche l’Oracle a déclenché une véritable addiction au point de servir de matériau inconscient à des méthodes aboutissant à la construction de récits et à l’énoncé de carcan enfermant le Sahel dans un délire paranoïaque de promesses idéologiques. Les scientifiques-prophètes enjambent allègrement cet espace pour l’étendre à l’Afrique de l’Ouest, au Sud méditerranéen ou au continent. Non contents d’en faire l’épicentre de toutes les crises, ils l’identifient maintenant aux « menaces hybrides », un autre concept caméléon d’une totale vacuité. Le comble est atteint quand les procédés rustiques issus de la Séparatique (science des séparations) sont mobilisés pour encore et toujours fracturer les populations et les communautés. Tous ces concepts et procédés sont révélateurs du niveau de médiocrité et de corruption, deux fléaux à l’origine de la difficulté à remettre la tragédie des communs dans son contexte historique, à cerner les multiples dimensions de l’aide Marshall et de la contre-valeur donc à éviter tous les dérapages incontrôlés qui aboutissent à la situation actuelle.
 
La réalité du Sahel, la question de la famine et la tentative d’élever la tragédie des communs au rang de paradigme traduisent finalement un double échec : celui du MIT à « dire la vérité au pouvoir » (speaking truth to power) par la quantification cybernétique et celui de l’OCDE à « faire sens ensemble » (making sens together) par la prospective stratégique. Ce paradigme a permis tout au plus aux USA et ses alliés de fracturer les pays en développement pour contrôler leurs ressources, faire diversion et influencer l’agenda mondial. Néanmoins, cela ne garantit en rien le succès de l’offensive en cours d’Otanisation du Sahel. Il n’y a pas lieu de s’en réjouir car du paysage après la tempête ne surgit pour l’instant aucune lumière de fin d’orages permettant de dessiller les regards qui vont sceller le post-mortem abort de la « Tragédie des Communs dans le Sahel ». La déconstruction doit se poursuivre, ne serait-ce que pour réduire tous ces dérapages incontrôlés d’autant plus meurtriers qu’ils découlent de frustrations et de syndromes enfouis dans la mémoire collective.

A l’origine de la « Tragédie des communs dans Le Sahel » : deux démarches et une crise

La TCS (1975) est un exercice multidisciplinaire de modélisation des systèmes sociaux tel que paramétré par J. W. Forrester et son équipe au sein du MIT/CPA. La démarche s’inscrit rigoureusement dans la continuité des Limites de la Croissance (World III ;1972) et de World Dynamics (World I ; 1973). C’est la première application de la méthodologie de la dynamique des systèmes (la systémique) à une étude de cas portant sur la « Tragédie des Communs », une pensée néolibérale théorisée par G. Hardin (1968), annexée à la « New Resource Economics » et élevée au titre d’emblème dans la lutte en faveur de la propriété exclusive comme seul frein à la surexploitation des ressources et à la surpopulation mondiales.
 
Deux démarches parallèles et une crise sont à l’origine de l’Oracle. D’un côté les scientifiques du MIT qui prétendent détenir la vérité ainsi que le pouvoir de la dire du fait de la puissance des méthodes de simulation issues de la dynamique des systèmes ; de l’autre les prophètes « démo-ressourcistes » qui gravitent autour de l’Institut, adeptes de la dynamique adaptative pour systèmes prédateur-proie, engagés au nom de la protection de l’environnement dans la lutte en faveur de la propriété exclusive comme seul frein à la surexploitation des ressources et à la surpopulation mondiales. La sécheresse dans les pays du Sahel, le clash des modèles et les chocs pétroliers fournissent à ces scientifiques-prophètes l’opportunité de rapprocher progressivement ces deux démarches autour d’une lecture portée par cette voix unique.
 
Avec la TCS, le MIT s’empare de la question de la famine dans le Sahel pour approfondir la réflexion sur la dégradation environnementale, ériger l’étude de la désertification au rang de discipline majeure et l’internationaliser.  L’étude s’appuie sur le cas des services environnementaux dans le Sahel anticipant les débats actuels au sein de l’écologie scientifique sur « la fourniture des services écosystémiques et la protection de la biodiversité ». Elle rapproche deux visions explorées au sein du MIT dès 1970 autour du SCEP (Study of Critical Environmental Problems) : le remplacement des services environnementaux dès lors que les dégradations sont jugées irréversibles (approche humaniste ou socioéconomique de la désertification) d’une part, leur conservation par la protection de la biodiversité (approche biologiste, évolutionniste ou encore dynamique adaptative pour systèmes proies/prédateurs) d’autre part. En rendant quantitative la théorie « démoressourciste » à l’aide  du modèle cybernétique Dynamo, le MIT permet à la TCS d’occuper une place de choix dans l’imposante étude comparative de Meadows D & Robinson JM (1985) "The Electronic Oracle: Computer Models and Social Decisions Tools"  reprenant tous les exercices réalisés par le CPA.
 
Conformément au cadre intellectuel de référence, la TCS prend le pâturage commun - ici le pastoralisme en période de sécheresse et de famine - pour illustrer le principe d’incompatibilité entre propriété commune et durabilité des ressources. Le pastoralisme s’y élève au rang de premier exemple de tragédie inéluctable en cas de surexploitation d’une ressource en accès libre avec une demande illimitée. En se concentrant sur le Sahel, l’étude de cas cherche à justifier la privatisation des ressources et des écosystèmes. Les Etats du Sahel, réduits à de simples supports de l’aide bilatérale, font partie du problème. La suppression de cette dernière conduit donc à leur faillite ouvrant ainsi la voie à un demi-siècle de décimation des populations et de la biodiversité.
 
Cette pensée continue de façonner les mémoires au même titre que la Grande Guerre au point d’être élevée ainsi au rang de mythe (F. Locher, 2016). Mais elle fait aussi l’objet de multiples remises en cause portant aussi bien sur le choix des mots que sur le fonds. La « Tragédie » est nuancée et interprétée comme simple métaphore. La définition des « Communs » est précisée et différenciée de celle de « Accès libre ». Des alternatives sont préconisées notamment autour de la notion de « Gouvernance des Communs ». Quant au Sahel, s’il est réduit à sa partie méridionale, rien n’indique que la partie septentrionale n’est pas dans la ligne de mire, ne serait-ce qu’à cause des ressources pétrolières qui permettent d’englober le Sud et l’Est Méditerranéen y compris le Golfe Persique. On ne saurait écarter cette hypothèse au regard des dégâts de l’Oracle dans tous ces espaces, que ce soit par la manipulation du prix du pétrole et par celle des armes.
 
A mesure que les crises se succèdent et que de nouveaux acteurs font irruption, « la tragédie des communs » évolue, son champ lexical s’enrichit de nouveaux systèmes narratifs et autres modèles discursifs pour construire un nouveau sens à partir du sujet (Sahel), de l’objet (Communs) ou du discours (Tragédie). Le périmètre du Sahel varie selon les périodes et l’ampleur des menaces au point d’englober l’Afrique et au-delà le Sud ou d’être réduit à la Zone des 3 Frontières. Selon les ressources en jeu et leurs caractéristiques matérielles ou immatérielles, les Communs naviguent entre pâturage, énergie, contre-valeur, biodiversité… La Tragédie quant à elle revêt un sens métaphorique pour mieux concilier scientifisation de la politique et politisation de la science à travers le dialogue. A partir de ce point de bascule la « Tragédie des Communs dans le Sahel » devient un langage codé environné d’une nébuleuse de concepts caméléon et de procédés rustiques qui s’incrustent dans les mémoires collectives et circulent en toute liberté guidant la production de récits et la réception des messages d’acteurs à travers une palette jeu/but/cible parfaitement rodée.

Une dynamique Géoclimatique plus complexe, non réductible à trois paramètres

Contrairement aux autres études de cas généralement consacrées à un secteur ou un seul pays, la TCS comme World Dynamics cible un espace qui en recouvre plusieurs. Or le Sahel africain méridional a toujours été depuis l’Antiquité un espace au contour flou et évolutif compte tenu de l’alternance de période d’aridité, de pluviosité et de dessèchement. Bien qu’il englobe selon les définitions entièrement ou partiellement 5 à 17 pays, l’exercice n’en cible que 6, situés entre l’Atlantique et le nord de Tahoua (Niger) où nomadisent Peuhls, Arabes et Touaregs parmi d’autres populations affectées par la sécheresse et la famine depuis une décennie (1965-75).  
 
L’exercice se fonde donc sur un demi-siècle de sécheresse pour décrire une situation dans laquelle « les gens étaient affamés, le bétail était affamé, et le Sahel se désertifiait » ; puis évoque une trajectoire à l’horizon d’un demi-siècle qui se prolonge sur tout le XXIe siècle. Pour conforter sa position, l’étude sollicite près d’un millier de sources comme le révèle la fiche bibliographique annexée à « A Framework for Evaluating Long-Term Strategies for the Development of the Sahel-Sudan Region, 1973 ».
 
Pourtant, d’autres travaux contemporains non pris en compte avaient bien documenté le dessèchement progressif de l’Afrique qui remonterait à l’époque préhistorique, de même que les particularités de la dernière période. Par exemple, Présence Africaine  (1973) identifie quatre épisodes de sécheresse depuis 1830 : 1830-1840, 1900-1903, 1911-1914, 1931 et enfin 1968-1974. Ce dernier épisode, qualifié de cycle sec, est néanmoins précédé d’un cycle humide entre 1965 et 1975. Le problème vient donc moins de la sécheresse définie comme un déficit de pluviométrie que de variations climatiques qui se manifestent par ces multiples cycles humides ou secs. En termes de localisation sur les isohyètes et au regard de sources variées, rien n’a changé dans les limites nord et sud de la bande sahélienne :  300-650 en 1976, 100-700 en 2000, 150-500 mm en 2020.
 
Au-delà des considérations géoclimatiques, l’expérience de la sécheresse dans l’Est-Sahélien qui avait aussi frappée en 1973 la province du Wollo, région Amhara en Ethiopie du Nord permet de relativiser son impact sur la famine qui s’en suivit. Amartya Sen (Amartya Sen (1981, chap 7 Poverty and Famines : An Essay on Entitlement and Deprivation, Clarendon Press, Oxford) attribue cette dernière davantage à la baisse du pouvoir d’achat qui empêche les paysans d’accéder aux denrées alimentaires produites par d’autres régions moins touchées par la sécheresse. Son analyse de la famine contredit le point de vue « démo-ressourciste » ancré sur une conception négative de la liberté qui empêche de prendre en compte ce qu’une personne a la liberté réelle de faire (liberté positive). C’est à l’aune de ces variations et interprétations qu’il convient d’intégrer dans l’analyse les hypothèses récentes sur les événements extrêmes liés à l’impact de flux de masses d’air entre hémisphères ou mousson (Globaïa & NOAA) qui pourraient provoquer le verdissement ou l’assèchement brutal du Sahel ainsi que de plusieurs autres régions et pôles du monde, y compris l’Arctique et le Gulf Stream. Ces hypothèses en confirment d’autres sur les régions susceptibles de produire le plus de nourriture si les températures augmentent de 4°C, parmi lesquels deux espaces d’attraction jouent un rôle décisif dans la fourniture des biens communs. Dans cette hypothèse, le Grand Déplacement de la population mondiale s’opère vers l’arctique et le Sahel. L’impact de cet événement extrême à nulle autre pareil nécessite dès à présent la mise en place d’un éco-système d’innovation précurseur chargé de préparer l’accueil, faciliter l’insertion et l’épanouissement des premiers candidats ; tout à l’opposé de la démarche démo-ressourciste.
 
Force est néanmoins de constater que ces hypothèses sont invisibilisées par nombre de travaux à la solde de groupes d’intérêt à agenda « démo-ressourciste », imprégnés de cette vision agraire d’un monde organisé autour de la religion, la race, la terre et le genre. Au nom de cette vision, la mythologie de la « wilderness » déclenche la conquête du Sahel une fois que ses populations obtiennent le statut de peuples autochtones, que la zone devient un espace militaire abandonné à protéger au nom de la fourniture de services écosystémiques et de la protection de la biodiversité.
 
Pour en arriver là, le Sahel est d’abord transformé en zone de crises, de subsistance, de kidnappings, d’immigration illégale, de redéploiement de groupe terroristes et de réseaux criminels, de futur désert ; morcelé selon des critères ethnolinguistiques, radicalisé par des surenchères confessionnelles ; puis associé à l’épicentre des conflits et tensions accentués par des Shen Zen proliférants. 
 
Les groupes d’intérêt renouvellent la tragédie des communs avec le concept de sécurité globale pour faire face aux « menaces hybrides » identifiées au Sahel, se protéger contre l’activisme des « minorités engagées » présentes sur leur sol surtout quand elles en sont originaires et dressent des limes à l’intérieur comme à l’extérieur. Ils renouent avec la tradition ancienne de 2400 ans qui célébrait la gloire de sion en ces termes : « le désert et le lieu solitaire se réjouiront pour eux ; et le désert se réjouira et fleurira comme la rose ».
 
Une autre faille apparaît avec la réduction de l’analyse à un enchaînement de causes et d’effets par suite d’interactions entre population, ressources et sécheresse. Cette approche sous-estime le poids des mégatendances sous-jacentes et leur autonomie sur la longue durée.  La transition démographique s’opère partout même si par sa jeunesse l’Afrique sert d’amortisseur au vieillissement de la population mondiale. La dégradation environnementale affecte toutes les régions même si les événements extrêmes se multiplient de façon aléatoire. La tendance socioéconomique est à l’amélioration des conditions de vie même si les inégalités explosent invariablement entre et au sein de tous les espaces et pays. Le poids de toutes ses mégatendances au Sahel et au-delà en Afrique ne devrait pas sous-estimer cette réalité qu’on ne rappellera jamais assez : la population y aurait augmenté 3 fois plus rapidement au XVIIe siècle si la traite négrière n’avait pas existé, le développement économique de l’Amérique aurait été bien plus modeste, la croissance britannique serait ralentie, la consommation européenne de sucre bien plus faible (L’économie mondiale : une perspective millénaire, A. Maddison, 2001).  On pourrait aussi ajouter : « pour un pays d’Europe qui aurait disparu démographiquement, deux pays d’Afrique seraient apparu » (au lieu d’un).
 
De ce moment sahélien qui s’étend sur un demi-siècle, il reste tout au plus un catalogue de modèles et d’études reposant sur des hypothèses infirmées par les méga-tendances multi séculaires. C’est que la dynamique géoclimatique de cet espace ne se laisse pas capturer par le premier modèle électronique venu et sa complexité non réductible aux trois paramètres que sont la population, les ressources et le pâturage. Le Sahel est toujours aussi humain que vivant et comme d’autres, aussi exposé à l’asséchement qu’au verdissement. Il ne pouvait en être autrement pour un espace aux contours aussi flous et qui n’en est pas moins emblématique de l’intégration positive du fait de l’absence d’obstacles naturelles à la circulation des personnes malgré toutes les frontières physiques, techniques et fiscales héritées de l’époque coloniale. 

Le Sahel au secours du MIT 

La décision de réaliser l’exercice remonte au mois de juin 1973. Au cours d’une réunion convoquée par les Nations-Unies sur la situation du Sahel, l’Etat Fédéral propose de fournir la méthodologie globale pour la résolution de ce problème complexe et confie au MIT le soin d’apporter la réponse avant septembre 1974. Cependant le court délai et l’absence de coordination dans le pilotage de l’étude entachent la rigueur de la démarche, davantage influencée par des considérations indépendantes du problème, dont la rédaction d’une thèse par un membre de l’équipe et les controverses déclenchées par la publication quasi-simultanée des « Limites de la Croissance » et de « World Dynamics ». Ces deux exercices déclenchent une émotion mondiale, leurs auteurs comparés à des « éco-boys », accusés de simplification à outrance, d'irresponsabilité et d'incompétence par des économistes tels que W. D. Nordhaus, V. Leontieff… Le G77 regroupant les pays en développement non-membres de l’OTAN et du Bloc Soviétique repousse aussi ce qu’il qualifie de « coup d’état technocratique » pendant que le premier choc pétrolier ébranle l’ordre établi. L’approche est jugée d’autant plus dangereuse et manipulatoire qu’elle se prétend universaliste. Un modèle alternatif est mis au point sous l’influence des théories de la dépendance amplifiant ces critiques (Latin American World Model ou LAWM Bariloche).
 
Hasard ou calcul, l’exercice TCS est vite détourné de son objet initial pour conforter les résultats des simulations conduisant à l’effondrement de l’économie mondiale sous l’effet cumulé des limites sur les ressources, de la surpopulation et de la pollution. La question de la famine au Sahel permet donc de faire diversion et surtout d’illustrer l’influence mondiale des USA. C’est ainsi qu’a été organisé le voyage du Sahel dans « Interfutures » pour atterrir à l’OCDE dans un projet du même nom chargé de recycler la tragédie des communs dans le dialogue nord-sud et pendant ce temps, l’enfermer dans un Club à coup d’études prospectives qui n’en finissent plus.  L’essentiel de l’agenda tournait autour de la fracture des pays en développement pour contrôler les ressources.

Munitions dans le clash des modelés

Le contexte multilatéral des années 70 ponctué de chocs pétroliers (1973-74 et 1979) permet de mobiliser la TCS en tant que munition dans les âpres négociations à l’ONU sur le Nouvel Ordre Economique International (NOEI). Pour afficher le soutien à la décolonisation politique, l’Organisation adopte par consensus le 1er mai 1974 la Déclaration sur le NOEI, malgré les réserves émises publiquement par le pays le plus visé. Néanmoins, ce dernier s’abstient avec 9 autres pays dont 7 européens lors du vote de la « Charte des droits économiques et des devoirs des États » (Japon, Canada, Autriche, Irlande, Israël, Italie, Pays-Bas, Norvège et Espagne), tandis que les USA la rejettent avec 5 autres pays européens (Allemagne, Royaume Uni, Belgique, Luxembourg et Danemark). La scission est évidente entre d’une part le Tiers Monde et le Monde Occidental, d’autre part entre les Etats-Unis et une partie de la Communauté Economique Européenne (CEE) qui - bien que divisée - négocie en sourdine les accords Afrique-Caraïbes-Pacifique (ACP). Pour ne rien arranger J. Tinbergen publie à la demande du Club de Rome une étude sur le NOEI dont les conclusions ravivent les tensions puisque elles confirment le droit des Pays en Développement de contrôler leurs ressources et reconnait à l’OPEP un rôle – quoique symbolique - dans les institutions financières internationales. En réponse C.W Churchman, (1979) exaspère la scission en dressant « l’approche systémique » contre « ses ennemis » qui nient l’existence du Système Global sous contrôle des USA.
 
Appelée à la rescousse, l’OCDE lance le Projet Interfutures (1975-1979) qui  met l’organisation au centre de la production d’une nouvelle munition. Si par l’application de la méthode des scénarios globaux, ce projet offre une autre perspective que l’effondrement de l’économie mondiale, il contribue aussi à fracturer le Groupe des 77, réduisant le Dialogue Nord-Sud à un dialogue bilatérale autour du pétrole (USA-Arabie Saoudite) et à un dialogue interrégional (Euro-Arabe). Un fois les scénarios globaux produits, l’expertise du Projet se mobilise pour emballer l’Oracle dans une métaphore discursive mettant en récit le Dialogue Nord Sud : la Tragédie glisse vers le Dialogue et le Sahel s’élargit au Sud ; le sens des Communs est d’abord axé sur la mondialisation, puis sur l’exploitation des ressources, surtout pétrolières. A mesure que le Projet avance, le Nord ajuste son discours pour provoquer la fracture entre le Groupe des 77 et l’OPEP et réalise, avec le recyclage massif des pétrodollars, le « hold-up du siècle ». Pendant ce temps l’équipe d’Interfutures élabore un nouveau système narratif révisé à 5 reprises entre 1976 et 1989 car susceptible de « heurter certaines sensibilités sahéliennes »  et invite le Sahel dans un Club (1976) à coup d’études prospectives. Ces dernières se succèdent avec une vingtaine d’exercices en moins d’un demi-siècle, battant le record mondial. L’addiction est telle qu’aucun des exercices ultérieurs ne fait référence ne serait-ce que bibliographique aux travaux du MIT sur le sujet.
 
La tragédie des communs dans le Sahel fournit aussi à l’Etat Fédéral l’occasion d’un rappel l’ordre, le retrait de toute aide extérieure élevé au rang de condition de sortie de crise découlant de la sécheresse.  En dénonçant le rôle de cette aide, les USA déclenchent la phase expérimentale du dispositif combinant assèchement physique et financier consacré par le « Consensus de Washington » au cours des années 70-80 à travers des programmes d’austérité imposés à toutes les ex-colonies d’Afrique. Les mots-clés désintégration/reconstruction deviennent stabilisation/ajustement. C’est ainsi que le jeu trouble des pays européens dans le clash des modèles et le Dialogue Nord Sud, joint à la volonté affichée de reprendre le contrôle sur les ressources des ex-colonies disqualifie l’aide à ces dernières.
 
Au cours des années 90, l’expérience est renouvelée de façon contre intuitive auprès des pays de l’ancienne Union Soviétique pour leur imposer la thérapie de choc derrière des mots-clés : stabilisation/démocratisation/privatisation/ libéralisation/restructuration ouvrant ainsi la voie à l’avènement des régimes populistes dans cette partie de l’Europe.
 
D’où l’importance de relativiser les théories démo-ressourcistes au cœur desquelles se trouve un paradigme mélangeant au gré des opportunités scientifiques et prophètes. Finalement la réception de la TCS en Europe fonctionne comme un rappel à l’ordre de pays tentés de faire cavalier seul dans l’exploitation des ressources des ex-colonies après avoir bénéficié d’un effort colossal de reconstruction et de relèvement.

De la Tragédie des Communs au Dispositif de la Contre-Valeur 

En désorganisant les économies du Nord, les 2 chocs pétroliers ferment la parenthèse du miracle économique et autres « Trente Glorieuses », réveillant le syndrome de « l’Europe barbare » ce carnage d’une ampleur sans égale au sein du monde des lumières et des guerres, organisé tel une course entre pays (chasseurs) pour dominer le continent européen (ressource) par la violence et la terreur (règle d’accès et de partage). La Tragédie des Communs venait au cours de ce conflit meurtrier d’atteindre son paroxysme. Mais la victoire des Alliés ouvre l’épisode de relèvement avec la mise en place du Cadre Volets Multiples (J.W. Kingdon ; 1985) souvent réduit à son emblème, le Plan Marshall (1948-1951).  
 
La méthode de préparation et de conception pour atteindre l’objectif de relèvement économique de l’Europe constitue au fonds la principale grille pour déconstruction de la TCS. D’abord expérimenté au sein de l’univers spatial et militaire, ce cadre sert de rampe de lancement à la mondialisation américaine après trois siècles de mondialisation européenne. La Tragédie des Communs s’y perpétue dès lors que tous les protagonistes de la 2e Guerre Mondiale sont conviés à la table de négociation, aussi bien les vainqueurs que les vaincus. Néanmoins l’absent omniprésent était le continent africain du fait de sa participation active à la victoire que les Alliées se sont bien entendu empressés d’effacer ; omniprésent surtout en tant que Contre-Valeur à travers ses ressources mises à la disposition des USA. Il va de soi que ce volet ne pouvait pas être explicitement présenté comme tel sans provoquer le rejet du Plan Marshall par des populations européennes bercées de siècles de grandeur impériale et suffisamment humiliés par l’occupation pour accepter une autre mise sous tutelle. Le dispositif de la contre-valeur ne devait pas non plus être marginalisée, voire réduit à un simple fonds, sans être perçu comme un affront au « winner-take-all », un obstacle au « dépeçage des colonies » donc au « Siècle Américain ». Rien d’étonnant alors que tous les opposants à cette mise à disposition aient été écartés du processus politique et que les informations sur cette page ténébreuse de la reconstruction européenne sortent au compte-goutte.
 
Le lien avec la tragédie des communs dans le Sahel s’établit d’autant plus facilement que depuis lors des alliés se livrent à un jeu de plus en plus trouble pour continuer d’accéder aux ressources des ex-colonies ou Outre-Mer et de s’affranchir d’un dispositif au terme duquel ils se sont engagés à en céder le contrôle et l’accès aux USA.
 
Comment dès lors s’affranchir du dispositif de la Contre-Valeur tout en bénéficiant du parapluie américain, sans pour autant entrainer l’Europe dans une dynamique de reconquête d’empires en lambeaux ? Tous les dirigeants tentés par cette aventure ont échoué. Le Plan Marshall continue de piéger les alliés bénéficiaires qui essayent malgré tout d’y échapper en s’appropriant l’Oracle Electronique et ses produits dérivés. Le même piège enferme tous ceux - de plus en plus nombreux - qui en réclament un, sans présenter des colonies riches en ressources en échange. C’est notamment le cas pour l’Europe centrale et orientale, l’Irak, l’Afrique, le Sahel... Nombre de plaidoyers traduisent au mieux l’ignorance du volet « Contre Valeur » dans les conditions de l’aide américaine, au pire un acte de soumission ou de servitude volontaire et d’acceptation du statut d’actant ou de supplétif.
 
Les historiens n’ont pas encore réussi à lever le tabou sur le dispositif de la contre-valeur ce qui rend problématique les tentatives de cerner le rôle des Alliés européens dans le monde de l’après-guerre.  La méthode historique ne permet pas d’éclairer le jeu des acteurs face à un enjeu évolutif, insaisissable qui a pris en otage des régions entières comme l’Afrique centrale des Grands Lacs dans les années 90 ; ou encore dans les décennies suivantes le Maghreb Lybico-Desertec dont les ressources énergétiques y compris le soleil étaient convoitées par d’autres acteurs européens. On ne voit même pas comment des leçons pourraient en être tirées pour éviter l’engrenage conduisant à d’autres crimes contre l’humanité. La réaction des principales institutions publiques à tous ces événements ne suscite que de l’indignation ou de l’incompréhension.
 
Indignation quand elles font barrage au nom de compétence universelle à toute poursuite de responsable impliqué dans la tragédie des communs en Libye ou quand elles intimident la justice contre toute tentative de judiciariser cette autre tragédie des communs dans les Grands Lacs en l’accusant de complaisance face aux « hordes sauvages » et autres « racailles ».
 
Indignation quand elles lancent un hold-up sur chaque initiative africaine d’intégration économique ou monétaire ou quand elles font preuve de tant de complaisance face à l’Otanisation de tout l’espace Sud-Méditerranéen identifié maintenant aux « menaces hybrides ».
 
Incompréhension quand l’Europe brille par son silence sur le génocides rwandais et libyen : aucune enquête encore moins de sanction comme si le point de vue démo-ressourciste était le thème fédérateur de cette union d’états-nations qui pourtant ne rate jamais l’occasion de se proclamer pôle défixateur de l’évolution mondiale.
 
En attendant, les déficits systémiques cindynogènes s’y accumulent chaque fois que le syndrome de l’Europe barbare resurgit avec toujours des dérapages incontrôlés et des dégâts collatéraux sur l’Afrique considérée - dans le prolongement du Sahel - comme munition : dissuasive pour neutraliser des initiatives telles que Desertec ou Cen-Sad (2003-20), rodeuse pour capturer l’Eco à travers le Fcfa (2019-21).
 
La réalité du Sahel et la tentative d’élever la tragédie des communs au rang de paradigme traduisent un double échec : celui du MIT à « dire la vérité au pouvoir » (speaking truth to power) par la quantification cybernétique et celui de l’OCDE à « faire sens ensemble » (making sens together) par la prospective stratégique.  A ce propos noter qu’aucun espace intracontinental ou pays autre que le Sahel n’est autant scruté en si peu de temps. de même, aucun autre espace au monde ne subit l’invasion de tant de concepts camélion :  Sahelistan, Africanistan, Libyastan auxquels ne manquent que Malistan si ce n’était déjà une ville à Ghazni en Afghanistan.
 
Les USA, toujours piégés par le point de vue démo-ressourciste cherchent désespérément une porte de sortie derrière l’Oracle, tandis que la tactique de la terre brulée s’érige en doctrine chez les alliés pour ralentir leur retrait des ex-colonies. Des procédés rustiques envahissent le package métaphorique pour entretenir l’illusion d’un nouveau paysage stratégique transférable d’un récipient à un autre : « cible rémunératrice » dans les années 70 quand le conflit du Sahara occidental y transforme des pays voisins en ennemis ; « foyer perturbateur » dans les années 90 pour freiner l’aura Mandela, son leadership défixateur et faire en sorte que l’Afrique centrale des Grands Lacs prenne le relais de l’Asie Centrale (Afghanistan) ; « paysage stratégique de la violence et de la terreur » couvrant tout l’espace centre, nord et ouest africain à partir de la Libye dans les années 2010.
 
Sans la transformation d’un pâturage en paysage stratégique, le destin des populations sahéliennes et leur mode de vie n’auraient pas suscité l’intérêt de tant de scientifiques-prophètes particulièrement hors USA. En revanche l’Oracle a déclenché une véritable addiction au Sahel au point de servir de matériau inconscient à des méthodes aboutissant à la construction de récits et à l’énoncé de carcan enfermant le Sahel dans un délire paranoïaque de promesses idéologiques. Les scientifiques-prophètes enjambent allègrement cet espace pour l’étendre à l’Afrique de l’Ouest, au Sud méditerranéen ou au continent. Non contents d’en faire l’épicentre de toutes les crises, ils l’identifient maintenant aux « menaces hybrides », un concept d’une vacuité totale.
 
Le comble est atteint quand les procédés rustiques issus de la Séparatique (Science des Séparations ou ingénierie des systèmes et des procédés) sont mobilisée pour encore et toujours fracturer les populations et les communautés. Tous ces concepts et procédés sont révélateurs du niveau de médiocrité et de corruption, deux fléaux à l’origine de la difficulté à remettre la tragédie des communs dans son contexte historique, à cerner les multiples dimensions de l’aide Marshall et de la contre-valeur donc à éviter tous les dérapages incontrôlés qui aboutissent à la situation actuelle.

Le Sahel et le monde : quel paysage après la tempête ?

Décidément, le XXe siècle a été trop court et trop sombre pour déconstruire la tragédie des communs dans le Sahel. Le XXIe siècle vient à peine de consommer deux décennies que le tableau du monde renvoie au « paysage après la tempête » dont les dégâts colossaux contrastent avec les lumières de fin d’orages. Quelques lueurs surgissent naturellement de l’Asie, mais trop pâles pour ne laisser entrevoir que deux « frères ennemis » préférant échanger des projectiles au lieu de fertiliser dans une démarche de science ouverte « Belt & Road Initiative, BRI » (Routes de la Soie) » et « Last Mile, LM » (Dernier Kilomètre). Pour ne rien arranger, l'un d'entre eux - accusé d’être à l’origine de toutes les tempêtes y compris sanitaires - s'élève fièrement au rang de rival systémique au risque de s'enfermer dans le « Piège de Thucydide » entrainant l’espace asiatique dans la trappe capacitaire. Pourtant BRI se présente comme un modèle mondial de connectivité tandis que LM garantit la mise en œuvre ascendante de toute intervention publique d’envergure. Alors que tout pousse à une fertilisation croisée des méthodes, les discours dominants n’envisagent aucun apport des semences dans un sens ou dans l’autre. Les nombreuses réflexions sur l’évolution de la BRI - diversification/densification des infrastructures, rôle croissant du cyber dans les infostructures, réorganisation des chaines de valeur globales - bénéficieraient d’un regard plus objectif sur le potentiel que représente LM pour dissiper la vague positiviste des années 60 qui a érigé la science des systèmes complexes en religion nouvelle détentrice du pouvoir de dire la vérité et sur laquelle surfent toujours les démo-ressourcistes.

Le Monde des Lumières revendique toujours l’Héritage Classique, se proclame sybille dont la voix porte loin tout en renvoyant une image terne. D’un côté le groupe de pays conduit par une hyperpuissance paralysée par un putsch rampant pour le rendre « great-again » quitte à consolider le bloc des « Rogue States » malgré l’alerte lancée par K.J. Rogoff dans une tribune à Project Syndicate ; plus habile à tirer/étouffer qu’à identifier/entendre ; préfère dépenser $US 6 mille milliard dans des guerres inutiles pour que l’ordinaire « red-neck » reste persuadé de sa supériorité sur leur 44e Président dont le seul tort est de ne pas en être un.

De l’autre une Union d’Etats-Nations issue de carnages multiséculaires qui célèbre telle une « étrange victoire » le fait de remplacer « paix, stabilité, efficacité, équité » par « repair, reform, remodel », s’érige en pôle défixateur de l’évolution mondiale derrière un slogan qui en dit assez sur l’ampleur de ses déficits systémiques cindynogènes et le Grand Déclassement qui la guette ; convoque à nouveau le Plan Marshall alors que la majorité des membres n’ont aucune Contre Valeur Outre Mer à offrir en échange ; cède devant l’offensive démo-ressourciste en adoptant sa boite à outils ; continue d’être hantée par le populisme et le protectionnisme colonial pour reconstituer son empire en lambeaux ; réexporte le chômage de masse qui gangrène depuis le Brexit, le sud et l’est européen vers le sud méditerranéen ; dresse des limes à l’intérieur pour soi-disant se protéger des « hordes sauvages » et à l’extérieur pour délimiter les proies à déposséder de leurs ressources.
Entre les deux, tout en gardant un pied dans chaque groupe, trois espaces, le premier, bordant la Ceinture de Feu du Pacifique toujours en quête de boussole ; le second, iceberg dérivant dans les mers glaciales dont la masse immergée brille dans l’eau comme un diamant vert et l’esprit solaire mystérieux et mélancolique derrière les brumes du Nord. Le troisième, ce Royaume maître dans l’art du « Go-Global » qui s’installe confortablement à la table des « Etats Faillis » pour continuer de déguster une tasse de thé inépuisable depuis le Sac du Palais d’Eté ; et qui n’hésite pas brexiter l’Europe du Sud au profit des exilés de Hong-Kong.

Mais où sont donc ces lumières de fin d’orages qui faisaient la singularité des tableaux de Gainsborough et inspiraient B. Boutros-Ghali dans la préparation de l’Agenda pour la Paix comme il l’a confié à la revue défense nationale (1992) ? Pourquoi le continent des ténèbres attire si peu de regards ? Il vrai qu’il ne se laisse pas scruter aisément avec tant d’obstacles qui y brouillent la vue. « Les premières lueurs éclairent la Côte orientale de l’Afrique » puis les « Empires de la boucle du Niger » pour permettre à l’extérieur de s’approprier les ressources associées à l’agriculture et à l’élevage. Telle est la règle que la « Grammaire des civilisations » tire du premier contact de l’Afrique avec l’indoeuropéen au début de l’ère chrétienne puis avec le dromadaire au cours de la première expansion musulmane au VIIe siècle. Cet espace allant de l’Atlantique à la Mer Rouge (Sahel au sens large) est le théâtre de la plus grande épopée que l’esclavage, la traite négrière et la colonisation relient dans une trilogie unique dans l’histoire de l’humanité. Le dernier épisode qui permet d’achever la construction en une tétralogie - à mi-chemin entre tradition hellénique et mythologie nordique s’esquisse dans les années 70 quand les scientifiques-prophètes, toujours effrayés par la tyrannie du nombre qui peut en surgir se nourrissent de la « Tragédie des Communs dans le Sahel ».

Ce paradigme a permis tout au plus aux USA et ses alliés de fracturer les pays en développement pour contrôler leurs ressources, faire diversion et influencer l’agenda mondial. Néanmoins, cela ne garantit en rien le succès de l’offensive en cours d’Otanisation du Sahel. Il n’y a pas lieu de s’en réjouir car du paysage après la tempête ne surgit pour l’instant aucune lumière de fin d’orages permettant de dessiller les regards qui vont sceller le post-mortem abort de la « Tragédie des Communs dans le Sahel ». La déconstruction doit se poursuivre, ne serait-ce que pour réduire tous ces dérapages incontrôlés d’autant plus meurtriers qu’ils découlent de frustrations et de syndromes enfouis dans la mémoire collective.