ANALYSE DE POLITIQUE
Déploiement en AfriqueFaut-il imiter le modèle américain ?
Développement & Modèle
Faut-il imiter le modèle américain ?
Par Sams Dine SY, Economiste financier, Consultant, Dakar
(publié en 2003 Sud Quotidien, le Matin)
En l’espace d’une semaine, le Président du Sénégal, Abdoulaye Wade a affirmé clairement son admiration pour le modèle américain. Un quotidien national (le Soleil du 30 Août et 1er Septembre) et un hebdomadaire africain (Jeune Afrique du 31 Août-6 Septembre) l’ont tour à tour rapporté, et dans le premier, il a prononcé la sentence en des termes sans équivoque : « L’Europe ne saurait être un modèle pour nous, car l’Europe s’est construite en deux mille ans. Les Etats-Unis oui, car leur développement s’est fait, je dirais presque sous nos yeux … en cent cinquante ans… », devenant ainsi"… la plus grande force politique et économique du monde, sur ce qui serait tout au plus un cinquième de l’Afrique ».
Curieusement sa déclaration est passée presque inaperçue. L’actualité politique, assez riche y est sans doute pour quelque chose. Pourtant, les implications de ce choix, compte tenu de l’influence intellectuelle du Sénégal en Afrique, ne souffrent pas de comparaison avec celles des péripéties médiatico-politiques de ces dernières semaines. Ne serait-ce que pour cette raison, il y a de quoi y regarder de plus près. Quatre questions viennent à l’esprit : que trouve t-on à l’origine du développement, tel qu’on le mesure aujourd’hui ? Le temps mis par l’Amérique et l’Europe à se développer est-il exact ? La rapidité du développement est-elle un critère pertinent pour qualifier l’un, de modèle et l’autre, de repoussoir ? Dans quelle mesure le processus du développement peut-il être imité ?
La thèse du développement de l’Europe achevé en 2000 ans découle des travaux parmi lesquels on peut citer ceux de Paul Bairoch. Elle a été battue en brèche par Angus Maddison qui, à la suite d’une investigation poussée, est parvenu à reconstruire le scénario du développement mondial au cours du dernier Millénaire. Le fait significatif selon lui, est que l’écart entre le niveau de développement des populations des différentes régions du monde habité était raisonnable jusqu’aux alentours de 1820 et non un siècle plus tôt. Ces populations auraient vécu avec, à peu près, l'équivalent de moins de 2 US$ par jour. Y compris, en Afrique, en dépit de la longue période d'esclavage et de la ponction régulière de ses ressources au cours des siècles précédents. Les écarts avec le reste du monde ont commencé à se creuser à partir de 1820, pour devenir abyssaux depuis seulement un demi-siècle, surtout entre l’Afrique et les Etats-Unis.
Pourtant, dès le XVe siècle, l’Europe avait lancé une vaste entreprise d’unification du monde par le commerce et le progrès technique. Le modèle européen s’était ainsi progressivement diffusé dans le monde, avec des fortunes diverses. Mais l’Europe n’aurait commencé à récolter les fruits du développement qu’à partir du XVIIIe siècle, quelques décennies à peine avant les Etats-Unis. Ce pays lui a finalement ravi le leadership mondial, aidé sans doute par la vitalité de sa population active, sa capacité à innover, mais aussi par les guerres interminables sur le vieux continent.
De ce bref survol, il convient de retenir que le développement, tel qu’on le mesure aujourd’hui est une affaire récente. L’Europe et l’Amérique se sont développées au cours d’une courte période qui ne dépasse pas cent quatre-vingt ans. Le processus du développement apparaît aussi comme un secret bien gardé. Au premier groupe de 24 pays ayant franchi la barrière de 1 200 $ de PIB/h en 1900, n’a pu s’ajouter, en 2000, qu’une poignée de 6 pays dont le PIB/h a dépassé la barrière de 14 000 $, alors que l’ex-URSS restait à la traîne.
Le Président Wade a sans doute tranché un peu vite, mais il a le mérite de relancer le débat sur les modèles américain et européen, débat qui fait rage depuis la chute du mur de Berlin. Ainsi ont été comparés, les systèmes productifs, les systèmes d’innovation, les modes de gouvernance, les cultures managériales et les modes de résolution des conflits, y compris les conflits de valeur. Les différences - entre le modèle rhénan (européen), orienté réseau et le modèle américain, orienté marché - sont exacerbées avant d’être relativisées. A la suite des événements tragiques du 11/11 et du changement de paradigme stratégique avec la notion de guerre préventive, la « vieille Europe » et la « nouvelle Amérique » ont pu être présenté, l’une comme repoussoir et l’autre, comme modèle. C’est sans doute dans ce courant que le Président Wade s’inscrit. L’analyse de ces deux régions montre cependant un niveau extraordinaire d’interdépendance stratégique du fait de l’intensité des relations économiques, commerciales et technologiques. En outre, rien ne permet d’affirmer que le déclin de l’Europe et la suprématie américaine sont des processus irréversibles.
Dans la mesure où il n’y a ni opposition entre ces deux modèles, ni processus de développement codifié et généralisable, l’apprentissage par imitation pour les pays africains reste problématique et les résultats sont d’autant plus incertains que les écarts sont importants. Dès lors, le dernier mot revient à l’auteur de « De la démocratie en Amérique », Alexis de Tocqueville : « Où pourrions-nous trouver ailleurs de plus grandes espérances et de plus grandes leçons ? Ne tournons pas nos regards vers l’Amérique pour copier servilement les institutions qu’elle s’est données, mais pour mieux comprendre celles qui nous conviennent, moins pour y puiser des exemples que des enseignements, pour lui emprunter les principes plutôt que les détails de ses lois ».