ANALYSE DE POLITIQUE
Déploiement en AfriqueSamir Amin, Prix Nobel d'Economie ?
Hommage
Article publié en 1999 par Sams Dine SY dans le journal Sud Quotidien, Dakar
SAMIR AMIN, PRIX NOBEL DE L'ECONOMIE ?
Samir Amin n'est pas seulement un penseur mais aussi un expert qui transforme les savoirs en actions. En tant qu'économiste, il a réfléchi autant sur le réel et sur les concepts que sur l’art de les articuler. Il a analysé son itinéraire d’intellectuel dans un ouvrage du même nom. Sa curiosité s’est étendue aux autres sciences. Il s’est par-dessus tout imprégné des mécanismes d'organisation et de coordination institutionnelle de la recherche, et a consacré sa vie professionnelle à leur promotion. Il a servi sa discipline en l'ouvrant aux sciences connexes; son école de pensée, essentiellement fondée sur la recherche scientifique et la théorie analytique, est en passe d'en être le pivot ; il a fait de l'économie une science sociale intelligible et introduit dans le débat économique un élément pragmatique et éthique en donnant la parole aux chercheurs qui en étaient exclus du fait de leur appartenance au Tiers monde ou à une idéologie explicite.
Il faudrait mettre à contribution la théorie moderne de l'innovation, ainsi que les puissants outils de la scientométrie pour éclairer les multiples facettes de son œuvre et en saisir les ressorts. Si d’aventure les sages du comité d'attribution du prix Nobel sélectionnaient les lauréats sur la base de critères exclusivement scientifiques, le nom de Samir Amin s'imposerait à eux de toute évidence.
L'ouverture et l'approfondissement de la science économique au cœur de sa réflexion
L'extension du champ de l'économie a sans doute contribué sa plus grande intégration dans le domaine des sciences sociales et à rendre cette discipline moins étrange au grand public. On doit à sa thèse d'avoir fait voler en éclat le monopole exercé sur la théorie économique conventionnelle par les paradigmes néoclassique et keynésien. En effet, il a conceptualisé, avant tout autre, le processus de la mondialisation et en a proposé une formalisation à travers son modèle d'accumulation à l'échelle mondiale. Il a confronté sa théorie aux réalités du Tiers monde pour montrer l'absurdité de la logique de l'ajustement structurel à l'économie de marché imposé à ses pays. Il a renouvelé la pensée économique et sociale en proposant de nouveaux champs d'expérimentation et en créant des institutions permettant d'organiser la recherche. Son projet et son destin l'ont conduit aussi à parler et à agir de cet ailleurs qu'est l'Afrique, quand ses pairs s'établissaient dans des lieux plus cléments pour s'exprimer.
Une école de pensée qui sert de pivot à la réflexion sur la mondialisation
Samir Amin, c'est la poursuite de la connaissance à travers un système de production et de diffusion unique en son genre. Les tentatives de le réduire au silence ou de sous-estimer sa contribution sont nombreuses. Certains ont tenté avec une cuistrerie académique de le cantonner au rôle de chef de file d'un des courants de l'école africaine de la dépendance, sous prétexte que cette pensée s'est diffusée d'abord en Amérique latine. Pillant sauvagement dans son analyse fondatrice de l'ajustement structurel et de l'accumulation à l'échelle mondiale - puisqu'elle remonte à 1954 - d'autres en ont tiré des applications infernales avec les programmes clé en main et la pensée unique. Les mieux inspirés ont puisé dans son œuvre les outils de compréhension de cette réalité émergente que ne résume pas le mot de globalisation.
Qu'il suffise de relire pour en être édifié, les travaux de I. Wallerstein, M. Beaud, F. Chesnais, R. Boyer, M. Aglietta, D. Korten, S. George, R. Petrella, N. Chomsky, M. Chossudowsky, R. Went, E. Mandel, L. Panitch, A. Mac Evan, P. Moreau-Defarges, J. Attali, P. Krugman, J. M. Siroen, B. Ghali, J. M. Durand, F. Nicolas, Z. Laïdi et F. Satchwald parmi d'autres, sans parler des chercheurs qui gravitent autour du Forum du Tiers Monde, une ONG qu'il a créée.
C'est à partir d'une évaluation économique des enjeux de la mondialisation et de ses effets - commencé dès 1954 avec sa thèse - qu'il a progressivement donné corps à ce concept en lui fournissant l'épaisseur historique et les fondements théoriques. Il aura fallu cependant attendre les années 90 pour que ce concept soit popularisé par une nouvelle génération de chercheurs et d'analystes européens qui tentaient de réagir à la perception réductrice du mot anglo-saxon de globalisation. Il a de ce fait contribué plus que tout autre à faire de Dakar un lieu d'événements considérables, qui datent peut être pour l'Afrique, l'origine d'une école de pensée universelle.
Donner la parole aux chercheurs, envers et contre tout
En créant le Conseil Africain pour la Recherche en Sciences Sociales en Afrique (Codesria) en 1971, dès sa prise de fonction à la tête de l'Institut Africain de Développement Economique et de Planification (Idep - Nations Unies), Samir Amin voulait donner la parole aux chercheurs. Il avait vainement essayé de transformer, en Centre de recherche, cet Institut qui avait été conçu comme une Ecole de formation aux techniques de planification. L'initiative avait dérouté sa tutelle qui ne parvenait pas à exercer une influence sur sa conception et sur le processus de valorisation des résultats des recherches et des compétences mises en réseau par le Codesria.
Pourtant Samir Amin cumulait le poste de secrétaire exécutif avec celui de directeur de l'Idep, utilisait le Codesria pour diffuser toutes sortes de travaux et mettait en place systématiquement des réseaux de recherche en dehors de l'Institut dont il avait la charge. Il s'agissait en fait d'une course contre la montre. Il fallait anticiper une crise qui, de toutes les façons, était inévitable tant ses positions sur le développement de l'Afrique s'opposaient à celles du courant intellectuel dominant au cours des années 70.
Ce courant avait été synthétisé dès les années 50 par la proposition du professeur W. W. Rostow qui, sous prétexte d'aide les peuples apathiques et statiques à ne pas succomber aux sirènes du communisme, cherchait à en faire les principaux défenseurs des intérêts des Etats-Unis dans le monde. Ce courant avait, certes subi un déclin au cours des années 70, mais il était encore bien représenté par les travaux de recherche du MIT, financés par la CIA et appuyés par la Banque Mondiale et le FMI dans la collecte et l'analyse des données. Du reste, le mystère plane toujours sur l'origine du déclin de la recherche sur le développement. Ce déclin était-il dû au faible pouvoir explicatif de cette théorie ? Ou à l'éclatement de son champ sous la pression d'autres domaines ? Ou encore à ses orientations idéologiques évidentes qui en éloignaient les chercheurs indépendants ? Sans doute, l'émergence et la vigueur du courant dit hétérodoxe, dans lequel Samir Amin occupait le rôle central de critique de la théorie du développement y est pour beaucoup, si l'on en juge par l'ostracisme dont il était l'objet, surtout quand il était professeur à l'Idep, au cours des années 60, et enfin à partir de la deuxième moitié des années 70, alors qu'il en était encore le directeur.
La violence de échanges entre Samir Amin et sa tutelle, notamment à partir de 1976 transparaît largement dans les documents de l'époque. Les enjeux politiques qui entouraient la direction de l'Institut ont suscité des coalitions autour et contre la personne du directeur. Les passions et les positions extrêmes qui se sont exprimées pendant son séjour dans l'institut et même après, au cours des années 80 et 90 ne se sont pas tout à fait apaisées. Rien ne permet d'affirmer qu'il suscitera un jour l'indifférence de ses contemporains, tant il aura marqué le monde post-indépendance par son œuvre et son engagement en tant qu'intellectuel. Tout simplement parce qu’il a pris la parole en tant que chercheur.
Il est tout de même stupéfiant de constater qu'il est le seul économiste de renommée internationale à s'investir encore en Afrique et probablement le seul africain à pouvoir le faire à partir d'un pays d'adoption. A l'heure où les académiciens sont plutôt tentés par les vertiges de l'économie mathématique comme en témoigne la livraison de l'Economic journal à l'occasion de son centenaire (Economic: The next 100 Years? (1991)) ; à l'heure où les scientifiques africains des conditions sociales n'ont d'yeux que pour les travaux réalisés dans les laboratoires du Nord, la constance de Samir Amin dans ces choix intellectuels force le respect et constitue un exemple pour les générations à venir. En s'exprimant depuis l'Afrique, il n'a jamais cessé de contester ce droit exclusif que se sont arrogé certains économistes de parler d'économie réel. En s'exprimant sur tous les problèmes sociaux, il a appris aux africanistes ou aux postmodernes (africains, afro-américains et européens) à sortir de l'impasse de la critique du discours sur l'Afrique dans lequel ils s'enfermaient, pour encore et toujours mieux souligner les spécificités de l'homo africanus.
La dernière Assemblée générale du Codesria : un tournant
La dernière Assemblée du Codesria tenue à Dakar en Décembre 1998 pointe l'actualité et la pertinence de son projet. Son intervention dans la procédure de délibération avant l'élection des organes exécutifs en fut le temps fort. Prenant acte de la montée vertigineuse des besoins de recherche économique et sociale, il a néanmoins - avec le langage codé qui est le sien - mis les participants en garde contre les dérives alimentaires qui guettaient l'institution, quand l'octroi de bourses en constitue l'une des plus importantes activités. Il a fait allusion à la qualité et l'utilité pratique des travaux, suggérant que les conséquences du rôle accru du Codesria dans la production de connaissance scientifique certifiés devrait être bien évaluées. Il a plaidé aussi pour la préservation de l'indépendance du Codesria, seule garante de son inscription dans l'évolution des relations entre les sciences sociales, les instruments à travers lesquels elles s'opérationnalisent e les sociétés, africaines en particulier. A sa façon il a fustigé l'ostracisme dont il connaît les méfaits pour en avoir fait les frais, sans prendre position sur les querelles de préséance inévitables dans toute institution en pleine croissance. Il a enfin exhorté la Direction à remédier aux imperfections du Codesria.
Sans trop s'attarder là-dessus, il a en évoqué le concept de départ, qui était de créer un lieu privilégié de l'inter et de la pluri-disciplinarité au sein du domaine des sciences sociales. Le moins qu'on puisse dire, c'est qu'à partir de l'économie, le programme de recherche s'est progressivement ouvert à la science politique, à la sociologie, à l'histoire, à l'anthropologie, à la géographie et plus récemment aux questions du genre. Il s'agissait aussi d'en faire un
domaine d'investigation théorique et empirique où, par définition l'économique, le politique et le social ne concernent pas exclusivement les économistes, les analystes (de) politique et les sociologues. Dans sa compréhension, l'économie concerne les spécialistes des domaines aussi variés que l'épistémologie, l'art, la culture, la stratégie, la géopolitique, l'évaluation, la gestion, la gouvernance et l'écologie.
Bien entendu toute tentative d'ouverture d'une discipline académique à d'autres champs charrie des théories flottantes, des notions inconsistantes et parfois de pures fictions. Elle fournit à des actants dotés d'une capacité de pression inédite l'occasion de proliférer, même si les mandarins et les dinosaures veillent au grain. C'est pourquoi on a entendu parfois plus de bourdonnement que ruchée selon l'expression d'un participant averti. Mais, il ne faut pas oublier que la règle d'or du Codesria a toujours été la liberté intellectuelle et institutionnelle des chercheurs. Cette liberté a pour contrepartie la dispersion des objets de recherche et l'éclectisme propre à toute institution innovante. C'est pourquoi tous les hommes libres doivent plaider pour que celui qui s'est tant investi dans la promotion de cette discipline, obtienne le Prix Nobel de l'Economie.