ANALYSE DE POLITIQUE
Stop Policy Analysis Bashing !


STOP POLICY ANALYSIS BASHING !

(Droit de réponse)

L’état westphalien est l’objet de tous les griefs, venant tant des pays dépositaires et exportateurs de cette tradition que des pays l’ayant tardivement adopté. La qualité des politiques et l’impuissance des pouvoirs publiques y sont partout décriées. D’où ce naming and shaming lancé par R. Hausmann   « Ne blâmez pas l’économie, blâmez les politiques publiques ! » (Project Syndicate) et repris par nombre de médias et plateformes, depuis le phare du monde académique (Harvard) et de l’excellence en analyse de politique (HKS). En cause, un manque de rigueur comparé à la médecine ou à l’ingénierie, ces disciplines à travers lesquelles s’opérationnalisent la biologie et la physique.  Sa frustration est d’autant plus grande qu’il a sans doute en mémoire le point de vue prémonitoire et optimiste de  Charles R. Plott sur l’avenir de l’analyse de politique grâce aux tesbedding et policy test (Economics in 2090 : the view of an experimentalist ; Economic Journal ; 1990). Pour y remédier, il propose une immersion des parties prenantes des politiques publiques dans « l’hôpital » avec d’un côté, « les patients » qui viennent y exposer leurs problèmes en tant que gouvernements, agents publics, usagers et de l’autre, les « médecins, assistants et infirmiers » qui aident à les résoudre en leur qualité de professeurs, chercheurs, experts, prestataires, doctorants, étudiants. Cette proposition - issue de la médecine légale - n’est pas nouvelle et suscite l’intérêt d’autres disciplines et domaines, en même temps que la pratique des essais cliniques randomisés se généralisent.
 
Le modèle forensique est intéressant à double titre. Quand il se déploie dans de nouveaux domaines, y compris à la pointe du numérique tel que l’Internet des Objets, il permet de garantir la qualité du service, de corriger les défaillances et de prévenir les risques d’attaques, de corruption ou d’atteinte à la vie privée. Le référentiel transformé en norme ISO recouvre les mêmes étapes que celui préconisé par le Growth Lab. Indépendamment de la discussion sur la globalité de cette norme, la question se pose différemment pour l’analyse de politique dont le forensic program est un courant parmi d’autre (David Paris and James Reynolds (1983) Paris, D.C. The Logic of Policy Inquiry. New York : Longman). Il ambitionnait de préserver le pluralisme et - par des enquêtes et des tests – arbitrer entre les groupes d’intérêts à agenda idéologique. Pourquoi alors remettre au goût du jour ce paradigme ainsi que toutes les alternatives expérimentées avec des résultats décevants, sans prendre un minimum de recul ?
 
L’analyse de politique est marquée par deux tendances majeures : une capacité à mobiliser la quasi-totalité des autres disciplines qui s’y opérationnalisent et une capacité à se déployer dans le monde en si peu de temps. La prise en compte de ces tendances révèle le double jeu d’influence entre le savoir et le pouvoir. En d’autres termes, comment les courants et théories ont été mis au service de la capture de l’état par des groupes d’intérêt et à quel point le rôle de précurseur des USA a réduit le reste du monde au celui de suiveur.  En structurant l’agenda mondial, l’état fédéral s’est imposé en modèle attracteur mais non réplicable alors que l’idéologie néo-libéral et sa figure emblématique - l’entrepreneur politique - se diffusent partout. Aussi curieux que cela puisse paraitre cette discipline ressemble à un OVNI, sinon à de la prose, car si l’analyse de politique est présente dans la vie quotidienne, elle reste encore largement confidentielle. Elle échappe aux radars des médias alors que tout le monde en est partie prenante sans le savoir.

Mais qu’est-ce que donc l’analyse de politique ?

 
Discipline de recherche appliquée centrée la production des politiques publiques, elle s’est nourrie des travaux de grands penseurs et s’est construite à mesure que l’état westphalien européen s’est étendu au monde entier après la grande vague de décolonisation. Mais elle n’a connu ce déploiement fulgurant que depuis les années 70 aux USA, où elle a été institutionnalisée au sein d’une administration en quête de capacité à formuler et mettre en œuvre des bonnes politiques. Il fallait aussi se démarquer de cette tradition philosophique du pouvoir importée d’outre atlantique qui tire sa légitimité de l’exercice de la puissance publique à travers la distribution de l’autorité et la main mise sur le service public.
 
Le paradigme positiviste en constitue le noyau dur. Dominant au départ à travers ses différentes déclinaisons, il traduit une vision technocratique du monde et une démarche de planification à partir d'enquêtes empiriques et surtout une vision qui néglige le "politique" au sens  Lasswellien du terme et la place des arguments. L’expertise politique puise dans les sciences sociales pour "dire la vérité au pouvoir", "en toute franchise et liberté" selon la tradition Westminsterienne, au demeurant d’une vitalité extravagante ces derniers temps. Se proclamant science expérimentale, le noyau dur se fonde sur une épistémologie positiviste et une méthode scientifique neutre. L’approche normative - couronne protectrice - facilite le passage entre l’approche positive et volitive et dans les deux sens.
 
Quant à l’analyse volitive de politique, elle s’appuie sur le constructivisme, s’inscrit dans le temps long pour mieux y intégrer les décisions publiques et décline le cheminement de l’amont vers l’aval en s’appuyant sur la volonté politique transformative. Elle se déploie sur les limites des approches positivistes et normatives qui ont tendance à résumer l’action publique à une confrontation des groupes d’intérêts. Comme la dernière, elle s’appuie sur les méthodes prescriptives tout en les liant à une démarche prospective qui peut être qualifiée de préventive et normative ou exploratoire et globale selon qu’elle repose davantage sur des données quantitatives ou qualitatives. La dynamique volitive constitue la frontière mondiale de l'analyse politique où coexistent différents producteurs de sens pour préparer l'avènement de l'état fédéral post-westphalien. Son intégration dans le programme de recherche et de formation est encore timide. Considérée par les post-positivistes comme la première phase du processus politique (B. Hogwood and L. Gunn, Policy Analysis for the Real World, Oxford University Press, Oxford, 1984), cette démarche déborde largement le cadre de la discipline et tend à s’autonomiser quitte à être englobée dans des cadres plus généraux comme la théorie du changement social ou encore celle de la transformation des systèmes.

USA précurseur et dérive positiviste

 
L’analyse de politique n’aurait pas connu une percée fulgurante aux USA sans l’intervention - au nom du pluralisme - des groupes d’intérêt et des coalitions engagées dans des stratégies de développement capacitaire de l’Etat à formuler et mettre en œuvre de bonnes politiques, quitte à ouvrir la voie à d’autres stratégies de capture de l’Etat régulateur. Ces groupes contestent le monopole de la puissance publique dans la fourniture d’infrastructures et de services publics et exploitent les failles des analystes et experts pour partager, voire imposer un agenda privé. Aussi, ce qui est apparu au fil du temps comme une dérive positiviste, a donné naissance à une multitude de courants et théories qui, sans entamer le noyau dur, se sont efforcés de  « fabriquer du sens ensemble ». Il se trouve qu’entre-temps, le nombre d’états-nations a quadruplé, tous plus attachés les uns que les autres au principe de la souveraineté, une croyance devenue sacrée au point que tout abandon d’une miette équivaut à une trahison - comme l’écrivait Ervin Lazlo.

Contrairement aux idées reçues sur les fondamentaux de l’hyperpuissance américaine, c’est son rôle de précurseur dans le déploiement de l’analyse de politique qui lui permet de façonner la notion même d’état et d’imposer les normes qui en font le gendarme, l’hégémon et le régulateur. Plus préoccupant, aucune école de pensée structurante ne parvient encore à émerger du reste du monde, ce qui fait du « Federalist » un modèle réduisant les autres tentatives d’imitation au statut de repoussoir, quel qu’en soit la déclinaison : fédérations tardives, Nations Unies, projets d’Union d’Etats-Nations... La circulation chaotique et la réception laborieuse des divers courants se reflètent toujours dans les programmes de formation et de recherche englués dans la dérive positiviste, quand bien même teintée de normatif, mais sans jamais réussir à intégrer à la hauteur voulue la dynamique volitive pourtant reconnue indispensable, ne serait-ce que pour affronter ces invariants que sont le vieillissement de la population, les événements extrêmes, la stagnation séculaire et leur traduction par l’explosion des inégalités.


La figure de l’entrepreneur politique sonne le glas de l’état westphalien mais aussi du modèle fédéraliste américain

 L'état fédéral a réussi à la faveur de l'apparition de chaque courant ou théorie à structurer l’agenda international. Plus que la monnaie, l'armée, ou encore la libre entreprise, cette discipline constitue l'innovation disruptive par excellence et sa capacité distinctive. D’où la question de la responsabilité de sa transformation en rente. La dérive positiviste préserve le statu quo sur lequel prospère l’idéologie néolibérale avec au centre la figure de l’entrepreneur politique. Cette figure s’est imposée en mode viral à travers une multitude de formes dont la plus pure s’incarne en l’Homme fort ou Providentiel ou la Dame de Fer plus connu sous les noms de R. Reagan et M. Thatcher avec leur emblématique slogan « There Is No Alternative ». Les plus caricaturales autorisent tous les excès, de l’appel à la guerre avec des armes ou des idées à l’exclusion de tout ce qui est autre.
 
La figure du Policy Entrepreneur réduit à néant ce qui faisait l’essence même de l’état westphalien et les politiques publiques à un fardeau administratif.  Les théoriciens et praticiens craignent à certains égards d’être enfermés dans une « prison » par leur paradigme, comme l’a si bien résumé Tim Smeeding dans sa revue de l’ouvrage “Administrative Burden: Policymaking by Other Means, Pamela Herd, Donald P. Moynihan, New York, NY: Russell Sage, 2018”. On peut aussi se référer à la métaphore de la « Salle de Banquet », avec d’un côté les chefs cuisiniers et de l’autre les invités, tous se « servant sur la bête » qu’est l’état.

Si jamais le modèle forensique devrait être remis au goût du jour, ce devrait pour randomiser - d’une époque et région à l’autre - la circulation et la réception des courants et théories ainsi que les formes prises par la figure de l’entrepreneur politique, tant aux USA et dans le reste du monde qu’au sein des institutions internationales et des initiatives de grande échelle (SNU, GIEC, OCDE, OTAN, G7, UE, UA, BRICS, OBBOR…). L’effort mondial de publication en accès libre de tous les documents, rapports en plus des articles et ouvrages en rapport avec le sujet, devrait faciliter de tels essais cliniques par grappes.

S’il y a une demande de nouveaux paradigmes, elle vient d’abord de l’état-nation tel qu’hérité de la tradition westphalienne dont l’obsolescence est programmée. Elle vient aussi du pays précurseur de l’analyse de politique d’où n’apparaît plus de paradigme novateur.  Elle vient encore du reste du monde où elle s’est déployée depuis un demi-siècle sans qu’aucune école de pensée structurante n’y émerge. Elle vient surtout du noyau dur positiviste à la dérive mais qui structure toujours l’agenda mondial de la formation et de la recherche main stream. Elle vient enfin des autres disciplines qui ont autant que l’économie, investi l’analyse de politique sans parvenir à la renouveler. La science de l’analyse de politique mérite néanmoins mieux que du bashing car elle s’est inscrite définitivement dans une dynamique globale qui intègre le multi-spatial et le multi-temporel dans les décisions publiques. Le Reste du Monde est en position de servir de laboratoire à partir duquel cette dynamique devrait être déployée pour inscrire l’état fédéral post-westphalien dans l’agenda mondial.
 
Bien entendu, il n’y a pas lieu de la considérer comme l’arme absolue ou le produit de consommation de masse par excellence.  Comme au cours du dernier demi-siècle, le programme de formation et de recherche main stream doit réaliser un saut qualitatif pour aller au-delà de la positive et de la normative policy analysis. C’est ce saut qui permet d’équiper les acteurs nationaux et internationaux d’une vision robuste et mettre à leur disposition des options crédibles en mobilisant toutes les disciplines. L’articulation – au sein d’un diagramme logique tripolaire de l’analyse de politique avec la prospective globale et la transformation capacitaire constitue une étape dans cette direction. Tel est l’attendu de ce programme, loin de toute forme de bashing.

Sams Dine SY, Septembre 2019


Pour en savoir plus...


Sommaire
  1. Sommaire
  2. Saving Europe "whatever it takes”: mission impossible?
  3. Analyse de Politique: Déploiement en Afrique
  4. De la Cacophonie Climatique aux Objectifs de Décroissance Economique et
  5. Cacophonie Climatique sur fonds de Guerre Hybride des Paradigmes ( en cours)
  6. Covid Analytics pour les Nuls
  7. Stop Policy Analysis bashing !
  8. Financement durable du Développement Capacitaire en Afrique
  9. New Modes of Governance in Africa
  10. Universités : Vers l'Université Africaine du 3e Millénaire
  11. Economie : Capacité des Facultés d'Economie et de Gestion Africaines
  12. Monnaie : Capacité des Banques Centrales et des Administrations Economiques et Financières en Afrique
  13. Finance CESAG : Capacité de Formation Supérieure en Banque et Marché Financier
  14. Méthodologie : Préparation et Conception d'un Plan National de Capacity Development : cas de la RCA
  15. Nepad : Examen Critique
  16. Intégration : Capacité de la CEEAC
  17. Entreprise : Impact de l'appui de la Fondation Secteur Privé aux Entreprises, 1995
  18. Millenium : Synthèse des propositions tirées des discours des chefs d’États et de gouvernements africains au Sommet du Millénaire
  19. Dépenses : Revue des dépenses publiques, Sénégal, 1998
  20. Fédéralisme : L'Afrique et l'Etat Fédéral
  21. Performance : le Rapport Stiglitz-Sen sur la mesure des performances économiques et du progrès social
  22. Franc CFA en quête de Transformation Capacitaire
  23. Innovation : Compétivité de Site et Système national d'innovation : Dakar Ville Services, 1993
  24. Euro Dollar : L'Afrique de l'Ouest face au Défi de l'Euro et du Dollar
  25. Mdgs : Millenium Development Goals
  26. Another Century for Develpment
  27. Mondialisation & Développement
  28. Avenir du Socialisme
  29. Avenir de la Zone Franc CFA ; 1997
  30. Modèle : Faut-il imiter le modèle américain ?
  31. La Mondialisation : Repères et Evolution, Caractéristiques et Enjeux
  32. Politique financière en faveur de la croissance Sénégal; 1997
  33. Pensée Sociale Critique : Mélanges en l'honneur de Samir Amin
  34. Le Penseur et l'Expert, 2003
  35. Samir Amin : Prix Nobel d'Economie ?
  36. Ethique & Politique
  37. Production et Gestion Industrielle en Afrique: 1996
  38. Dynamique Régionale & Système d'Innovation
  39. Plan d'Action pour le Financement de la Recherche Agricole; 1995
  40. Policy Analysis Canevas, 1992
  41. Capacités essentielles UN CEA; 1994
  42. Planification ; Idep et Capacités d'Analyse de Politique : audit, 1992
  43. Planification en Afrique : Questions Clés pour l’avenir 1992
  44. Formation de Courte Durée Idep: 1992
  45. Phase préparatoire ; Idep; 1991
  46. Idep : Evaluation du Programme de Formation 1964-1991
  47. Rôle et Mandat du PNUD, 1991
  48. Exécution de projets appuyés par les Nations-Unies : Expérience du Sénégal, 1991
  49. Réseau Africain de Formation au Management